• 3.

    Liz et moi devînmes amis à la suite d’une série de circonstances sur laquelle nous ne parvînmes ensuite jamais à nous mettre d’accord. Lorsque Liz devait raconter comment nous nous étions rencontrés, elle disait : c’étaient les lavandes. Ou, si elle voulait être moins romanesque et plus insolite, elle disait : c’étaient les moustiques. Il me paraissait toutefois évident que les moustiques et les lavandes (qui n’existaient pas, au demeurant) n’avaient joué qu’un rôle secondaire dans le développement de notre amitié. Aussi, lorsque je devais raconter comment est-ce que j’étais devenu ami avec Liz, je disais : c’était parce qu’elle était partie en vacances en Espagne cet été-là.

    Liz n’était pas d’accord. D’abord, ce n’est pas comme si nous nous étions rencontrés en Espagne. Ensuite, si tu tiens vraiment à remonter à la source de la source, tu pourrais aussi bien dire que c’est parce que ton nom de famille commence par un V, tout ça parce que tes parents ont eu le mauvais goût de se marier ! (Il était à ce stade impossible de lui faire comprendre que j’aurais sans doute aussi porté le nom de famille de mon père même si mes parents ne s’étaient pas épousés.)

    Il n’empêche que de toutes les circonstances qui nous conduisirent à devenir amis, je tenais celle-là, le voyage en Espagne, pour celle qui avait laissé la trace la plus déterminante. Car si Liz n’avait pas passé deux semaines à Barcelone pendant l’été qui précéda la 4ème, sans doute ne se serait-elle jamais éprise d’amour pour l’Espagne : et sans doute, alors, n’aurait-elle pas décidé à la rentrée de faire des pieds et des mains pour changer sa LV2 pour l’espagnol. Ignorant l’opinion de sa mère, elle déclara lors de l’appel de la rentrée que son inscription en allemand LV2 était une erreur : et elle se rendit elle-même au secrétariat pour faire son changement de classe. Elle arriva donc en 4ème C avec un jour de retard, et les professeurs l’ajoutèrent à la fin de la liste alphabétique – juste après moi.

    Il y a des études, paraît-il, qui disent que le fait d’être assis à côté en classe multiplie par deux la probabilité de devenir meilleurs amis (du moins pour les personnes de genres différents). De fait, la loi de la liste alphabétique et son appendice – le nom d’Elisabeth, rajouté au stylo à la fin de toutes les feuilles d’appel des professeurs – me plaça à côté de Liz dans bon nombre de cours.

    La suite se compose principalement d’événements anodins et désordonnés à la fois, sans que Liz ni moi ne sachions situer exactement à quel moment il devint clair que nous étions devenus des acolytes. Il nous arrivait de faire des morpions ou des pendus en cours, au début, parfois. Nous nous jetions des regards quand les profs s’énervaient, ou quand ils disaient des énormités. Dans certains cours, nous nous arrangions pour faire la moitié des exercices chacun, et nous échangions les réponses ensuite. Liz m’avait montré un dessin de fleurs qu’elle travaillait minutieusement sur la dernière page de son cahier de maths, et parfois, je la regardais dessiner. (Je crois qu’elle s’attendait à ce que je fasse un commentaire ou un compliment, mais ça ne m’était pas venu à l’esprit à ce moment-là, et je n’avais rien dit.) Elle m’avait aussi prêté Percy Jackson après avoir fini de le lire. Après ça nous nous étions mis à discuter de nos dieux grecs préférés. Liz était fan d’Athéna, évidemment. Quant à moi, c’était plus obscur. Je crois que j’aimais bien Hermès, mais c’était plus un choix par défaut qu’autre chose. Liz trouvait ce choix inintéressant. Pour des raisons qui m'échappaient, elle pensait que Déméter me correspondait plus.

    Un jour que Liz avait été malade pendant deux jours, je lui avais prêté mes cahiers pour qu’elle puisse rattraper les cours. Lorsqu’elle me les avait rendus, elle avait colorié quelques-uns des gribouillis dans les marges. Elle ne m’avait pas demandé pourquoi est-ce que je prenais la peine de salir mes notes avec des motifs aléatoires. À la place, elle m’avait demandé si je n’avais pas envie de dessiner. J’avais répondu que non, que je n’avais pas d’idées de choses à dessiner, de toute façon. C’était une réponse décevante, bien sûr, mais elle n’avait rien dit. Par la suite, elle s’était mise à rajouter des animaux dans les marges de mes cahiers. Lorsqu’elle avait fini de recopier le cours au tableau – elle était toujours plus rapide que moi –, elle se penchait sur mon cahier où j’écrivais encore, elle repérait des lignes ou des gribouillis, et elle dessinait des animaux par-dessus. Elle changeait les formes en petites créatures. En retour je gratifiais parfois ses cahiers de la calligraphie de mes insignifiances. (Cela ne la dérangeait pas outre mesure, elle finissait toujours par les recouvrir de toute façon.) Bref, je laissais des traces chez elle et elle en laissait chez moi.

    « 2.4. »

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