• 8.

    Je ne pris pas la peine de remettre les pieds en arts plastiques, en partie car je n'avais rien à y faire, et en partie car l'obsession de Liz commençait à me casser les pieds. (Exaspérée contre le prof qui n'avait même pas fait l'appel, elle avait vitupéré toute l'après-midi qui avait suivi, avant d'enchaîner sur une espèce de mutisme tout à fait inhabituel chez elle, que même mes gribouillages ne parvenaient plus à désamorcer.) Je passai ainsi à côté de la dernière opportunité de ma scolarité de devenir un artiste, chose bien entendu tout à fait insignifiante car je n'avais de toute façon aucun talent artistique, mais dont l'anecdote me permit quelques années plus tard de devenir ami avec la sœur d'un collègue qui s'appelait Nina.

    J'avais rencontré Nina pour la première fois lorsque Nicolas, mon collègue, m'avait invité à boire un verre à la sortie du travail. J'avais d'abord voulu décliner, arguant que j'avais déjà prévu de rejoindre une amie, mais il m'avait dit : ce n'est pas grave, invite-la ! Ma petite sœur nous rejoindra aussi, de toute façon. De façon inattendue, Liz s'était montrée enthousiaste à l'idée de rencontrer un de mes collègues, si bien que je m'étais retrouvé embarqué malgré moi dans le bar le plus proche de mon travail, à la regarder faire connaissance avec une parfaite inconnue. Bien entendu, elle s'emballait sur tous ses projets artistiques, sauf sur celui qui lui tenait précisément à cœur à ce moment-là.

    Je n'avais pas beaucoup parlé ce soir-là, mais j'avais eu l'occasion de recroiser Nina quelques semaines plus tard, dans des circonstances tout à fait similaires à l'exception de Liz. Nina m'avait dit : j'ai revu Liz, d'ailleurs. Bon, je ne sais pas si on a prévu de se revoir, mais elle est vachement cool, ta pote, quand même. Et super-enthousiaste ! Puis : depuis le temps que vous vous connaissez, elle n'a jamais essayé de te faire participer à ses projets ? Je voyais ce qu'elle voulait dire. Peut-être justement parce qu'elle n'avait jamais réussi à me faire faire quoi que ce soit d'artistique, Liz avait pour passion d'essayer de convaincre les gens de la rejoindre pour des collaborations diverses et variées, dont moins d'un quart étaient destinées à voir le jour. Pour distraire mon interlocutrice, j'avais répondu : figure-toi que lorsqu'on était en 1ère, elle a failli me faire commencer une carrière de photographe par la force... Et j'avais raconté l'histoire de la meuf à fractales. Je pensais faire rire Nina, mais contre toute attente, elle avait pris l'histoire au sérieux. Comme inspirée par une idée qu'elle ne voulait pas trahir, elle me demanda : à ton avis, pourquoi Liz voulait avait choisi la photographie pour toi, et pas autre chose ?

    La première réponse qui m'était venue à l'esprit était évidente : il était bien plus facile de prendre des photos que de dessiner. L'effort de supercherie artistique était minimal. Mais Nina faisait de la photographie et je n'avais pas envie de la vexer, alors à la place, j'avais fait mine de réfléchir. (Il y avait, évidemment, le projet de roman-photos... Mais sur le coup, cette histoire ne m'était pas revenue à l'esprit.) Nicolas avait suggéré : peut-être que c'était précisément ce que Liz aurait voulu avoir... une photographie de la meuf qu'elle avait vue la semaine d'avant, quelque chose qui lui aurait permis de prouver son existence et de la décrire en même temps. Une trace d'elle...

    L'idée me paraissait un peu simpliste, mais Nina s'était emballée. Alors que justement, nous avait-elle dit, la photographie, c'est ce qu'il y aurait eu de plus menteur pour représenter quelqu'un qui l'avait éblouie... Les gens qui croient que la photographie se contente de copier la réalité sont ceux qui prennent les photos les moins intéressantes. Certes, tout est identique, mais rien ne te garantit que tu obtiendras les mêmes effets sur papier que dans la réalité. Ça se trouve, sur photo, elle aurait été complètement insignifiante, cette meuf ! Elle ne s'arrêtait plus. C'était une idée qui semblait la préoccuper, cette façon que la photographie avait de copier la réalité factuelle sans garantir la moindre trace de réalité véritable. (Cette expression ne fut sans doute pas prononcée telle quelle ce soir-là, mais l'idée y était sans doute en germe: et Nina, prétendant que cette conversation en avait été le terreau, me fit relire plus tard un article qu'elle avait rédigé pour un journal universitaire de philosophie des arts, et qui pouvait précisément se résumer en ces termes.)

     À la fin, je lui avais demandé : mais alors, pourquoi tu fais de la photographie, si tu penses que c'est justement un medium si fade ? Elle avait commencé par me contredire, non, je ne pense pas que ce soit fade, au contraire, c'est là tout le truc... Et puis elle avait semblé penser à quelque chose, et elle avait changé de sujet : tu prends quoi comme photo, toi ? Je ne prenais pas de photos. Ni selfies, ni photos-souvenirs, ni rien... Je lui avais montré la galerie de mon portable. Il y avait en tout et pour tout un coucher de soleil rougeâtre, une affiche publicitaire qui m'avait fait penser au projet de Liz et dont je lui avais envoyé la photo par SMS, la liste des numéros des plombiers de la ville prise en photo depuis l'annuaire papier, une autre façade de maison pour Liz, et une vue de mon bureau de travail mal rangé. Nicolas avait rigolé en suggérant que je fasse un exposé commenté, ce que j'avais fait sobrement sur les incitations de Nina. Je pensais être complètement ridicule, mais elle avait conclu, très amusée : tu sais quoi, le week-end prochain, j'ai une matinée de libre, je t'emmène en sortie photo. Il y a un truc à faire !

    Elle s'était ensuite levée pour repartir – j'ai un rendez-vous ailleurs, il va falloir que je vous laisse. Elle avait payé sa bière au comptoir, puis, avant que je ne puisse demander à Nicolas si elle se foutait de moi, elle était soudain revenue à notre table. Et il s'était passé quoi, avec la meuf à fractales, en fait ? Je l'avais regardée sans comprendre. Je veux dire, Liz a fini par la retrouver, finalement ? Soudain, je m'étais souvenu que j'avais raconté cette histoire plus tôt. Mais il ne m'était pas venu à l'esprit que la fin n'était pas évidente pour tout le monde. Alors, j'avais répondu : On ne l'a jamais revue. Je crois qu'il n'y avait même aucun prénom inconnu sur la liste des élèves d'arts plastiques... Avant je pensais que c'était un mystère complet. Maintenant je me demande parfois si Liz ne l'avait pas tout simplement inventée de toute pièce exprès... Je n'ai jamais su.


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  • 7.

    Je me suis parfois demandé, après coup, la raison exacte pour laquelle je pensais que le style de Liz était né en même temps que sa rencontre avec Rosa. Bien entendu, l'affirmation ne sortait pas de nulle part, mes observations en étaient la preuve ; et toutes les personnes que j'ai connues qui ont rencontré Liz et Rosa pouvaient confirmer qu'il y avait quelque chose qui évoquait Rosa dans les dessins de Liz. (Quoi en revanche, personne ne parvenait à se mettre d'accord dessus, sans même parler de savoir le nommer vraiment. Seule Liz semblait ravie de l'idée d'un je-ne-sais-quoi.) Mais comme Rosa le répétait parfois en d'autres occasions, corrélation ne veut pas dire causalité. Était-ce Rosa que je reconnaissais dans les dessins de Liz, ou bien les dessins de Liz que je reconnaissais dans Rosa ? Les deux n'étaient de toute façon jamais loin l'un de l'autre, et, puisque cela faisait des décennies que j'étais exposé au deux, bon gré (aux dessins de Liz) mal gré (à Rosa), je ne pouvais exclure que la similarité n'opérât en sens inverse.

    J'avais entendu parler de Rosa pour la première fois de ma vie trois semaines après notre rentrée en 1ère. Liz venait de me rejoindre en cours de français, et elle m'annonça tout de go : je viens de rencontrer la plus belle meuf du monde ! C'était une Terminale S, qui était dans la même option d'arts plastiques qu'elle. Une meuf à fractales ! Liz ne savait pas vraiment comment la décrire. Elle ne savait pas même son prénom, à vrai dire. (Quoique je doive admettre que je n'aie, moi non plus, jamais su le vrai prénom de Rosa. Mais Rosa, à l'image de sa beauté dixit Liz, était une espèce de mystère. Je n'ai jamais connu personne, pas même Liz, qui n'ait pas ignoré une chose essentielle à son sujet.)

    J'avais droit à des images en vrac. C'était comme une grande dame. Des épaules osseuses, mais de façon élégante, tu comprends. De longs cheveux blonds, des boucles sans fin. Un truc avec les yeux. Elle portait une jupe. (Détail fascinant pour Liz qui refusait strictement d'en porter.) C'était dans la façon de se tenir, peut-être. Ou alors de tenir son crayon quand elle dessinait. Liz partait dans toutes les comparaisons possibles, aussi : c'était une fée, ou une princesse exilée. Elle ressemblait à tel personnage de manga, ou tel autre, ou tel autre. Plusieurs fois au milieu de ses chuchotements précipités, Liz s'était arrêtée pour me dire : attends, je vais te la dessiner, tu verras. Et puis elle s'était interrompue : non, je ne peux pas, ça ne rendrait jamais assez bien. C'est l'aura, c'est pas dessinable ça ! Elle repartait de nouveau.

    Deux jours après, et un nombre conséquent d'emballements plus tard, il devint évident que la lubie était destinée à durer. C'était que Liz n'affrontait pas seulement les affres du crush amoureux : elle était aussi confrontée à l'échec inhérent à toute description. Car même dans l'hypothèse où elle aurait su trouver les mots justes, les mots qui correspondaient à l'impression que la meuf à fractales avait laissée sur elle, ces mots n'auraient pas suffi à ce que moi je puisse me la représenter avec exactitude. Les descriptions ne marchent jamais aussi bien que pour les gens qui savent de quoi on leur parle. Pour les autres, ce ne sont jamais que des énumérations abstraites d'adjectifs et de références culturelles, desquelles on ne retient en général que la moitié, et qui ne donnent jamais lieu au plus qu'à une représentation floue, à l'image des personnages de nos rêves lorsqu'on s'en souvient au réveil. La réalité est ensuite quasi-toujours surprenante, et parfois même décevante. (Rosa devait en être un exemple flagrant.)

    Cette impossibilité propre à la description était d'autant plus frustrante pour Liz qu'elle se refusait strictement à utiliser le medium qui était le sien par excellence (le dessin au stylo-bille), et qu'elle se retrouvait donc contrainte de passer par un autre qu'elle ne maîtrisait qu'à moitié (les mots). Elle n'avait jamais formalisé ce qu'elle voyait, se contentant de reproduire sans réfléchir les formes, ombres et lumières qui lui passaient sous les yeux. Mais d'un coup la représentation picturale lui semblait être insuffisante, pire, un sacrilège, et les mots ne lui venaient pas. Alors elle partait en élucubrations sur tout et n'importe quoi, le caractère qu'elle pouvait supposer à une apparence, des histoires fantastiques, tous les personnages de sa saga dont elle s'était dit qu'elle aurait voulu qu'ils ressemblent à la meuf à fractale, pour une raison ou pour une autre. Mais toutes ces inventions ne parvenaient encore pas à combler l'écart qu'elle voyait entre ce qu'elle disait et la réalité, alors elle s'irritait sans le savoir.

    Elle scrutait toutes les têtes à la cantine, elle guettait dans tous les couloirs, mais rien n'y faisait, elle ne la retrouvait pas. Les choses allèrent de mal en pis lorsqu'elle me traîna, la semaine suivante,  au début de son cours d'arts plastiques, me faisant prétendre que j'hésitais à prendre cette option pour le bac (un mensonge comme un autre aux yeux de Liz, qui baragouina une histoire insensée au sujet de mon talent supposé pour la photographie). La meuf à fractale n'y était pas, pas plus que la composition artistique que Liz l'avait vue commencer la semaine d'avant.

    C'était comme si elle s'était évaporée sans laisser de traces.


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  • 6.

     Pendant très longtemps, je me souvins de cette seconde conversation comme séparée de celle de la veille, comme si les deux s’étaient tenues à plusieurs années d’écart, ou même dans des lieux complètement différents. Je ne pensais jamais aux deux en même temps, ou jamais avec l’idée qu’elles puissent avoir été liées par phénomène de causalité (le sujet de la première ayant été à l’origine du contexte de la seconde). Cette erreur de ma mémoire, qui se trouva corrigée lorsque plus tard je rouvris le fameux livre de chronophotographies, était d’autant plus ironique que les deux discussions pointaient précisément dans la même direction. Mais évidemment, à l’époque, je n’avais pas encore eu le temps de le réaliser : l’histoire des traces imaginaires n’avait été qu’un exercice d’imagination comme un autre, que les découvertes du lendemain avaient totalement dépassé.

    Des années plus tard, j’avais demandé à Liz si nous pouvions regarder des archives de ses dessins. Curieuse elle aussi, elle avait été fouiller ses cartons pour retrouver d’anciens portfolios, des books, des carnets et des pochettes entières de feuilles volantes, puis elle avait sorti des disques durs aux dossiers épars. Je n’ai jamais pensé à organiser tout ça, tu sais, à part pour tout ce qui était professionnel, et puis les portraits, mais ce n’est pas ça que tu veux, j’imagine...

    Bien entendu, sur des décennies de dessin, l’évolution était évidente, et je pouvais même distinguer des phases. Mais toutes les images, qu’il s’agisse de croquis, de peintures, de dessins digitaux ou d’autres choses encore, toutes avaient un point commun : elles portaient la trace du style de Liz. Il y avait quelque chose de diffus, que je n’identifiais pas tout à fait, mais qui semblait la trahir un peu partout, et qui donnait une sorte d’unité à l’ensemble.

    Tout pourtant séparait les croquis de ses 18 ans de ses tableaux les plus récents. (Sur le tard, Liz s’était découvert une passion pour la peinture au doigt. Cette passion n’était pas destinée à durer plus de quelques mois ou années, évidemment, mais à l’époque, cette nouvelle pratique faisait figure de révolution dans sa vie artistique personnelle.) Mais en les comparant avec les photos que j’avais prises des gribouillis de Liz dans le livre de chronophotographie, et que j’avais conservées dans mon portable, je pouvais l’attester avec certitude : il y avait plus de différence entre ces dessins et ceux qu’elle avait faits deux ans après à peine qu’entre ceux qu’elle avait faits à la sortie du lycée et ceux qu’elle venait de faire. Certes, les premiers semblaient encore un peu maladroits, tous deux étaient faits au stylo-bille, tandis que les œuvres de Liz les plus récentes démontraient une assurance qui ne se questionnait plus... Mais ce n’était pas pareil.

    C’était une question de style, c’était indéniable. Mais ce qui définissait vraiment ce style, c’était encore un autre sujet... Je partageai mon observation avec Liz, qui sourit en se penchant sur mes photos. Tu as raison... Je crois que c’est la façon que j’ai de dessiner mes personnages, regarde, là, j’étais plus anguleuse à l’époque je pense... Ah, non, regarde, là aussi j’ai fait une demoiselle anguleuse. Je crois que je devais revenir de mon voyage en Australie, tu te souviens ? (C’était une quinzaine d’années plus tôt.) Bon, je te concède que ça me ressemble toujours, ça doit être une autre feature j’imagine du coup... Je crois que j’ai toujours été un peu nulle pour théoriser sur le dessin...

    Nous défilions parmi les pochettes, d’années en années, d’hypothèses en hypothèses. La façon de dessiner la mâchoire, l’angle des os, la géométrie des silhouettes, les clavicules, la taille des bustes en proportion des jambes... Il y avait des exceptions à tout, évidemment. À force de regarder, nous en finissions même par oublier ce à quoi devait ressembler un personnage. Tout se brouillait. Pourtant, il me suffisait d’aller prendre l’air et de revenir pour faire systématiquement le même constat : au premier coup d’œil (avant même que je puisse me questionner sur ce qui était vraiment représenté), je pouvais identifier le style de Liz.

    La pensée était aussi fascinante qu’elle me dérangeait. Je prenais le style pour une facilité intellectuelle, une façon de renoncer à expliquer vraiment ce qui était la caractéristique propre de chaque image. Il faut dire, aussi, qu’il s’agissait là d’une abstraction : car si j’y pensais vraiment, en réalité, le style était quelque chose qui n’existait pas. Les dessins de Liz n’étaient rien d’autre que la trace de son encre (ou sa peinture, ou ses coups de stylo digital) sur du papier. Factuellement, n’importe qui doté du talent technique aurait pu faire les dessins de Liz exactement comme elle les faisait ; et elle-même aurait pu tout à fait dessiner autrement. Comment était-ce possible de décréter qu’il y avait plus de similarité entre des œuvres que tout séparait (matériel, sujet, expérience technique) qu’entre des œuvres qui devaient se ressembler mais qui avaient simplement été dessinées par deux personnes différentes ? Parler de style, c’était comme souscrire à l’existence d’un génie invisible qui aurait hanté les traits de Liz et les aurait vernis d’une aura secrète. Ou bien il était possible de nommer les points communs entre tous les dessins de Liz, ou bien ce qu’on appelait style n’était qu’un tour de passe-passe pour justifier une unité qui n’existait que dans nos têtes.

    Et pourtant, ce style était identifiable d’instinct. Alors, à défaut d’autre explication rationnelle, je finis par demander à Liz : tu penses que tes dessins seraient devenus différents, s’il n’y avait pas eu Rosa ? Elle n’hésita pas. Non, c’est évident. (En regardant tous les dessins autour de nous, c’était évident, bien sûr.) Mais je m’entêtai : peut-être que c’est juste parce qu’à ce moment, tu t’es mise à dessiner beaucoup plus, alors tu as progressé... Cela n’expliquait évidemment pas pourquoi le progrès des années suivantes n’était pas parvenu à changer son style, mais je tus cette dernière idée. Liz s’entêta toutefois. Non, ça ne veut rien dire, ça. Et puis, je dessinais déjà pas mal depuis le début du lycée aussi, alors...

    Mais son esprit était ailleurs, d’un coup. Elle se pencha sur son sac-bandoulière qui traînait par terre, et elle en sortit la pochette qu’elle trimballait toujours avec elle. Tiens, tu veux voir un portrait que j’ai fait ce matin ? C’était une cascade de chevelure d’où jaillissaient deux bras qui s’étiraient. J’étais à peu près certain d’avoir déjà vu des portraits semblables, des années plus tôt, mais je ne dis rien. À la place, je remarquai : en fait, le point commun de tous tes dessins, c’est qu’il y a des gens partout ! Liz fronça le nez et les sourcils. J’avais visiblement un peu trop raison. Mais ça m’agace, les paysages vides, ou les objets sans vie... Ce qui compte, c’est ce qu’on habite, ce qu’on fait avec tout ça ! Sans interaction, il n’y a pas d’histoire, rien, ça ne m’intéresse pas. Tout commence avec les gens, avec les traces qu’elles peuvent laisser...

    Pendant qu’elle s’emballait sur le sujet, nous avions commencé à ranger tous les dessins que nous avions sortis. Soudain, nous tombâmes sur une espèce d’affiche, où Liz avait crayonné un paysage de montagne mexicaine, au creux desquelles se nichaient quelques nuages bouclés. Pas de trace de personnage où que ce soit. Le style de Liz était pourtant parfaitement reconnaissable. Quelque chose dans la façon de tracer les veines terrestres, encore...

    Au bout de quelques instants, le visage de Liz s’éclaira. Tu vois, j’ai raison ! Ce n’est pas parce que je dessine des personnages, c’est juste la trace de Rosa qui vient s’inscrire partout... Et, satisfaite d’elle-même, elle entreprit de rouler l’affiche pour la mettre dans son sac.


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  • 5.

    Le lendemain de la conversation sur les traces imaginaires, j’avais ressorti un livre de chronophotographie que Liz m’avait offert pour mes 16 ans. À la page de garde, au stylo-bille, y était inscrit : Joyeux anniversaire ! Ça devrait nous donner des idées pour notre super-projet de roman-photos dessinées ! Et la traditionnelle signature : La bise, Liz. Liz aimait autant l’expression la bise qu’elle haïssait les bises. (De façon générale, Liz aimait beaucoup d’expressions au mépris de ce qu’elles signifiaient. Sa détermination à utiliser le terme de fiancée plutôt que celui de copine, par exemple, n’avait jamais eu d’égale que sa détermination à ne jamais se marier.)

    Évidemment, le super-projet de roman-photos dessinées n’avait jamais abouti. Il n’avait même pas dû aller très loin, puisque je n’avais aucun souvenir du scénario qui y avait été associé. Je me souvenais seulement, maintenant que je retombais dessus, qu’à l’époque Liz s’était mise en tête de faire un projet avec moi, où je prendrais des photos, où elle dessinerait un monde magique par-dessus, et où nous écririons ensemble une histoire. Après quatre ans à me fréquenter, elle ne parvenait plus à se faire à l’idée que je puisse ne pas avoir une once d’artiste en moi. Alors, quand à une exposition de musée où nous avions été avec notre classe de 2de elle m’avait vu m’éterniser devant des modèles de chronophotographie, elle avait décrété que c’était là le début de notre aventure artistique.

    Je ne devins jamais artiste-photographe, mais les chronophotographies présentées dans le livre de Liz me fascinèrent pendant plusieurs mois. Des années après, je me souvenais encore avec précision de bon nombre de ces images. Le principe comme le rendu de la chronophotographie me paraissaient aussi magiques que les traces des stylos. C’était l’énumération des positions successives d’un mouvement, en une trace unique...

    L’idée revenait encore. Il n’y avait plus grand-chose à discuter sur le sujet, pourtant. À la place, suivant un conseil qui m’avait été donné des années plus tôt, je réouvris la conversation avec les photos du livre. La majorité d’entre elles reconstituaient des mouvements de sportifs, et la danse et la gymnastique y étaient bien représentées. (Des années plus tôt, avec la même amie, je m’étais servi du même livre pour apprendre des noms de pas de danses. Cette fois-ci, nous ne regardions plus le contenu des images, mais leur façon de montrer les choses.) Il y avait aussi des animaux, des bonds de dauphins et de léopards, ainsi que des objets en plein vol ou en pleine chute, tout un tas d’images qui n’avaient rien à voir les unes avec les autres, hormis pour le fait de représenter quelque chose qui bougeait dans l’espace.

    Je m’apprêtais à lui demander ce qu’elle aurait voulu chronophotographier, si elle le pouvait, quand elle attira mon attention sur un dessin dans un coin de page. C’est toi qui as dessiné ça ? Je me penchai sur le dessin en question, une esquisse de dame en robe de cour, version Versailles. Non, ça c’est Liz. Il n’y a qu’elle pour aimer les stylos-billes ! Moi, j’ai toujours préféré les stylo-plumes, avec leur trace encrée... Mais tous les autres dessins sont d’elle aussi, là. Il y avait, évidemment, comme dans tous les livres de l’époque, des graffitis de Liz un peu partout, y compris sur certaines chronophotographies, sur lesquelles quelques traits suffisaient parfois à changer l’atmosphère. (De la 3ème à la Terminale, Liz avait eu, en lieu et place de la traditionnelle crise d’adolescence, une passion rebelle qui consistait à dessiner sur tous les livres qu’elle avait, les miens aussi par conséquent. Pendant des siècles on a tenu les églises pour des bâtiments sacrés, et regarde ce que ça devient ! De vieux trucs de pierre croupissants ! Si c’est pour que les livres deviennent pareil, laisse tomber. C’est du papier, je ne vois pas au nom de quoi je me priverais... Et puis elle répétait, satisfaite d’elle-même : il n’y a rien de sacré ! Ce n’était qu’avec le recul que je m’étais dit que nos cours de français et de latin avaient peut-être laissé plus de traces chez elle que je ne l’avais cru.)

    Tu es sûr ? Je ne l’ai jamais vue dessiner comme ça ! Je me penchai à nouveau sur le dessin. C’était bien un dessin de Liz, je n’avais pas de doute là-dessus, mais ça ne ressemblait effectivement pas à sa façon de dessiner. Je t’assure que c’est elle. Je crois qu’elle essayait de représenter une meuf de la Princesse de Clèves, la duchesse, tu sais, parce qu’on avait ça au programme à cette époque-là... Ça ne répondait pas à la question toutefois.

    Il me fallut encore plusieurs secondes pour mettre le doigt sur ce qui manquait au dessin. C’était une façon de faire l’angle du visage, ou bien quelque chose dans la posture... C’était un dessin de septembre ou d’octobre de notre année de 1ère. C’était avant qu’elle ne rencontre Rosa. C’était comme ça qu’elle dessinait, avant. Il n’y avait pas besoin de plus d’explication.

    L’idée des traces imaginaires avait soudain disparu de mes préoccupations. Je me mis à faire défiler les pages pour scruter les dessins de plus près. D’un coup, je réalisai deux choses. La première était qu’il y avait, contrairement à ma croyance, des dessins au stylo-plume, ce qui voulait dire que j’avais bel et bien tenté de dessiner à un moment de ma vie. La deuxième, majeure, était qu’aucun des dessins de Liz ne ressemblait aux dessins de Liz.

    Mais je savais aussi, par reconstitution chronologique, qu’il s’agissait là des derniers dessins de Liz qui ne ressemblaient pas aux dessins de Liz. Sans le savoir, en croyant griffonner ce qui lui passait par la tête, elle avait laissé dans ce livre des traces (peut-être les seules qui existassent encore !) des dernières semaines avant que sa vie ne bascule à ses yeux – de façon suffisamment radicale pour que n’importe qui la connaissant puisse, des décennies plus tard, tomber sur ces traces et dire : ça ne ressemble pas à Liz. D’un coup, les croquis cessaient d’être anodins, comme s’ils portaient en eux la prophétie du changement à venir – le mystère que nous ignorions tous à l’époque, que nous ne découvririons qu’a posteriori, après l’avoir résolu.


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  • 4.

    La passion de Liz pour l’Espagne dura trois mois, avant que les tableaux de conjugaison n’aient raison de sa motivation. Les années suivantes me permirent d’apprendre que Liz avait deux types de centres d’intérêt : le premier tournait autour des mondes imaginaires, du dessin, des livres, des BD et des mangas ; le second était constitué de tout un tas de sujets hétéroclites, qui ne restaient jamais plus de quelques mois. Il ne resta donc de l’Espagne pour Liz que le souvenir d’un été plein de chaleur, de plages et de calamars frits. Et aussi que c’était le seul pays à avoir la décence de ne pas réserver le mariage aux hétéros ! (Le Belgique, le Canada et les Pays-Bas ne comptaient pas dans son esprit, semblait-il.)

    L’espagnol ayant été supprimé des préoccupations importantes de son existence, elle put donc consacrer une partie non-négligeable de nos heures de LV2 à avancer sur son projet de BD. Elle avait pour projet d’écrire une saga qui se déroulait dans un monde où les gens vivaient sur des îles suspendues dans le ciel. L’histoire commençait au moment où la petite sœur de l’héroïne basculait mystérieusement dans le vide, et où l’héroïne décidait de braver tous les interdits pour aller la chercher dans les mondes d’en-bas. Évidemment, il y avait tout un tas de prophéties en jeu, ainsi que des plantes et des créatures magiques, et Liz prenait bien soin de dessiner des prototypes de tout ce qui était important, avant de penser à commencer son storyboard.

    J’étais la seule personne à qui Liz parlait de sa saga. Au début, elle n’en parlait que très peu, d’ailleurs. Elle m’avait montré deux personnages principaux, elle m’avait demandé mon avis, elle m’avait raconté son scénario, et puis elle avait changé de sujet. Plus tard, elle m’avait présenté des créatures magiques. Elle évitait soigneusement d’être enthousiaste. Mais j’avais fini par poser des questions, et avec le temps, ça avait fini par devenir un sujet de débat hebdomadaire. J’étais curieux de toutes les explications qu’elle inventait aux moindres détails. Pourquoi les îles étaient dans le ciel ? Est-ce que les glaces et le chocolat existaient, là-haut ? Le Conseil des Anciens n’aurait-il pas dû se méfier, en apprenant que deux albatros avaient mystérieusement disparu ? Est-ce qu’il n’aurait pas été plus simple de partir en passant par la Cascade des Abîmes ?

    Des années et même des décades après, il m’arrivait encore parfois de m’asseoir à la table d’un café où elle m’attendait, et de lui poser des questions sur ce premier univers en lieu et place de salutations. Elle riait. Tu chipotes vraiment sur tout ! Et puis elle réfléchissait, et elle inventait une explication sur le coup. Avec le temps, je lui posais parfois des questions que je lui avais déjà posées des années plus tôt, mais dont l’explication ne m’avait pas satisfait. Alors Liz, ayant presque oublié sa première réponse (du moins s’il ne s’agissait pas de quelque chose de vital), réfléchissait de nouveau, et elle trouvait une nouvelle solution, parfois presque semblable à la première, et parfois complètement différente.

    Si, à l’époque, j’avais eu l’idée de noter ce qu’elle me racontait, nul doute qu’aujourd’hui je serais en possession d’une mini-encyclopédie sur cet univers, et surtout, sur les périodes artistiques de la vie de Liz – sur les influences successives qui orientaient sa façon de concevoir ses univers. Période physique quantique, période mystique, période fantastique... Mais je n’ai jamais été du genre à savoir prendre des notes, et il ne me reste désormais de toutes ces conversations que l’image floue, construite avec les années, d’un univers suspendu dans le ciel au-dessus d’une brume mystérieuse et magnétique.

    De l’aveu même de Liz, j’étais moi-même associé à cet univers dans sa tête. Chaque fois que j’y repense, je revois toutes nos discussions entre les cours... Je n’aurais jamais écrit autant, si tu n’avais pas été là ! Je tenais cette dernière phrase pour une exagération de sa part, car je n’avais jamais vu le moindre bout de scénario au-delà de ses prototypes graphiques et, parfois, de quelques scènes dessinées, ou quelques cases de BD – mais rien qui ne soit jamais allé plus loin que ça. Mais Liz avait un souvenir de cette période-là qui dépassait toute trace matérielle.

    Ce souvenir était d’autant plus enflammé qu’elle lui attribuait l’origine de notre amitié. Si on n’avait pas passé autant d’heures à parler de ce scénario, je suis sûre qu’on ne serait jamais devenus aussi proches ! Elle réfutait l’idée même que ce pût être l’inverse (que si nous ne nous étions pas rapprochés, jamais elle ne m’aurait parlé de son projet). La seule raison pour laquelle j’ai commencé à te parler de ça, c’est parce qu’il y a eu les lavandes...

    Nous revenions encore aux lavandes.

    L’été 2006 avait été particulièrement riche en moustiques chez moi, et ces derniers étaient aussi voraces que résistants aux insecticides et à l’arrivée de l’automne. Sur les conseils de notre pharmacienne, ma famille s’était donc tournée vers les vertus répulsives de l’huile essentielle de lavande : et j’en avais abondamment badigeonné le rebord de la fenêtre de ma chambre, où j’avais pris l’habitude de m’asseoir pour lire. Avec le temps, l’odeur avait fini par s’imprégner sur tous mes shorts et pantalons.

    C’était tout à fait anodin, et à la rentrée cela faisait bien plusieurs semaines que j’avais cessé d’y prêter attention ; mais il se trouvait que Liz n’aimait rien tant que les lavandes. Elle avait tout de suite reconnu leur parfum sur moi. Si au début, elle avait pris ça pour une coïncidence, le temps avait fini par lui faire comprendre que l’odeur faisait partie intégrante de ma personne, et j’étais devenu le garçon aux lavandes dans sa tête. C’était ce détail (l’idée que je puisse vivre au milieu d’un champ de lavandes, ou que je puisse aimer les lavandes au point de passer mes nuits à côté d’un bouquet de lavandes) qui l’avait décidée à me faire confiance et à me parler de ce qui était le plus sensible chez elle – ses dessins et ses projets d’écriture.

    Évidemment, Liz était enchantée par l’idée que ce parfum ait pu être la cause déterminante de notre relation : c’était comme un effet papillon démultiplié, une simple odeur, disparue depuis des lustres (omnia volent, et les parfums les premiers !), mais qui avait laissé des traces au-delà de l’énumérable.

    Quant à moi, j’étais plus sceptique sur le sujet : je pensais que tout se serait sans doute passé de façon semblable même s’il n’y avait pas eu les lavandes. Mais il n’y avait absolument aucun moyen de le prouver, ni de faire des expériences dessus ni de revenir en arrière : tout ce qui restait de ce passé était ce que l’on voulait bien en raconter. Et, en la matière, le romanesque semblait être le plus apte à laisser des traces dans les esprits. L’histoire d’un parfum d’été, qui justifiait dans l’esprit de Liz aussi bien l’importance de notre amitié que celle des lavandes...


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