• 1.

    D’aussi loin que je me souvienne, les stylos m’ont toujours fasciné. Je prenais n’importe quel stylo, j’en plaçais la pointe sur une feuille : et quel que soit le motif que j’esquissais sur le papier, ce motif s’y imprimait sous forme de trace encrée. Lorsqu’on écrit quelque chose de sérieux, une dictée ou une dissertation, cela a du sens, bien sûr, et c’est même pour ça qu’on emploie un stylo. Mais lorsque je rêvassais, mon stylo en main, et que je me laissais aller à des vagues ou formes géométriques sans signification ni régularité, toutes ces vagues et ces formes restaient inscrites dans mon cahier, avec la même solennité indélébile que les notes de cours qu’elles côtoyaient. Le stylo ne faisait aucune différence entre ce qui devait être conservé et ce qui n’aurait pas même dû apparaître.

    Imaginez un peu, si chaque mouvement que vous faisiez, important ou non, laissait une trace dans l’air, comme l’esquisse de toutes les positions successives de votre corps ? Et cette trace resterait derrière vous, flottant là pour une durée indéterminée, jusqu’à ce qu’un travailleur excédé vienne passer l’éponge dans l’espace – les formes s’effaceraient et l’on y verrait clair à nouveau, jusqu’à ce que d’autres passants viennent à nouveau tracer leur chemin... Nul doute que cela serait poétique auprès des danseurs, qui verraient leurs éphémères chorégraphies s’inscrire comme des coups de pinceau sur une toile. Mais pour le reste, tout lieu public finirait à coup sûr enfumé de silhouettes souvenirs, au milieu desquelles les gens – les vrais – se perdraient...

    J’avais un jour soumis cette idée à une amie. Imagine, lui avais-je dit (c’était la première fois, je crois, que je commençais une phrase par ce verbe), imagine si toutes les trajectoires de tes membres et de ton corps restaient inscrites dans l’air comme l’encre sur le papier... Et l’on pourrait reconstituer précisément chaque mouvement effectué, chaque courbe, chaque angle... Mais au prix de quel encombrement ? Elle avait réfléchi à l’idée quelques instants. Elle n’était pas artiste, mais elle avait pratiqué la danse classique plus jeune, et je me figurais qu’elle jaugeait l’intérêt esthétique d’une telle idée. Peut-être qu’elle essayait de s’imaginer le tracé coloré d’une arabesque, d’une cabriole ou d’un jeté. Mais après quelques secondes de réflexion, tout à fait indifférente à la beauté des corps, elle m’avait demandé si je ne pensais pas que ces traces devaient s’effacer d’elles-mêmes avec le temps. D’après elle, un mouvement ne devait pas laisser de trace dans l’air plus de quelques secondes, à moins qu’il ait été très lent : de même que lorsqu’on appuie sur un pinceau l’on trace un trait plus épais et plus marqué, de même nos traces imaginaires devaient devenir plus opaques, plus persistantes, si le corps était resté plus longtemps à cet endroit-là. Le temps toutefois devait finir par les effacer, tout comme l’encre finissait par jaunir et parfois même blanchir à la lumière... Mais, décréta mon amie, puisque l’air est bien moins solide que le papier, il faut se dire que ces traces imaginaires seraient elles aussi bien plus volatiles, s’effaçant au bout de quelques minutes ou quelques heures.

    Par ailleurs, l’on pourrait aussi imaginer que le vent puisse les disperser, comme un souffle sur du sable fin... Elle était partie sur des considérations techniques au sujet de ces traces. Le sujet – qui l’avait d’abord trouvée sceptique – commençait à l’emballer plus que prévu. Elle me demanda : mais si les stylos épuisent leur réserve d’encre à laisser des traces écrites sur le papier, crois-tu que nous aussi nous perdrions de la force vitale à nous inscrire dans l’espace ? Et puis : tu penses que nous aurions des couleurs différentes ? (Cette dernière question était un peu moins sérieuse. C’était évidemment plus joli, d’imaginer des nuages de couleurs, en fonction des personnes ou des humeurs... Mais ça ne disait rien du fonctionnement de la chose.)

    C’était l’une de ces conversations qui n’en finissaient pas, la nuit non plus, et je dois avouer que je ne me souviens plus très bien de tous les détours qu’elle prit, ni de tous les détails du sujet. De toute façon, comme toute invitation à imaginer un autre monde, c’était une discussion propice à tous les chipotages sur les questions les plus pointues et les plus futiles à la fois, et dont, estimions-nous, dépendait le réalisme de notre idée finale – alors même que nous ne faisions qu’imaginer quelque chose qui n’avait rien à voir avec la réalité. Dans le monde où nous vivons, il n’y a guère que l’art cinématographique et celui de la chronophotographie qui permettent de garder une telle trace de nos mouvements : mais cette trace est ailleurs, sur un autre support, comme une invention. C’est un mythe, en quelque sorte. Et puisque nous n’avons pas l’œil pour distinguer les flux de particules (toutes les molécules d’azote et d’oxygène qui composent notre air, ou les molécules d’eau pour les nageurs) causés par nos propres déplacements, alors nous sommes condamnés à perdre de vue la trace des endroits où nous étions et des mouvements que nous y faisions successivement. La trajectoire de ces derniers disparaît aussitôt effectuée. Seule nous reste la mémoire, parfois – du moins pour les happy few d’entre nous...

    À la fin, alors que la conversation commençait à se remplir de silences et de pensées, je me souviens qu'elle m’avait dit : Tu sais ce qui serait beau, avec ton histoire de traces imaginaires, quand même ? C’est qu’on pourrait retrouver la dernière fois qu’une personne absente s’est levée, la dernière trace de ses pas dans notre maison... Et alors on pourrait embrasser sa silhouette une dernière fois de plus, et en conserver l’image... J’avais contemplé l’idée. Deux personnes s’embrassant dans l’air, à plusieurs heures, jours ou semaines d’écart, mais leurs lèvres jointes dans l’espace... Je crois que je savais à qui elle pensait. Mais je n’avais rien répondu, et elle s’était étirée (dans un mouvement circulaire et gracieux dont personne ne garderait la trace), elle avait baillé, puis elle avait décrété qu’il était temps pour elle d’aller se coucher.

    J’ignore si c’est parce que c’est la dernière chose qui fut évoquée ce soir-là, si c’est la poésie de l’image ou bien si c’est parce qu’il s’agissait de quelque chose auquel je ne pouvais m’identifier, mais longtemps après l’idée a continué de me hanter, chaque fois que je repensais à cette conversation. Je m’imaginais Roméo éploré devant le tombeau des Capulet, remontant la trace du dernier endroit où Juliette s’était tenue debout pour poser ses lèvres sur les siennes avant de s’empoisonner... Et Juliette au réveil recréant l’histoire à son tour, embrassant le dernier fantôme de Roméo embrassant le fantôme de Juliette avant de se donner la mort... Sans que je sache pourquoi, c’étaient Roméo et Juliette qui me venaient à l’esprit. (Peut-être parce que je n’étais pas lettré, et que c’était la seule histoire d’amour classique que je connaissais sans qu’elle fût entachée par les analyses littéraires et psychologiques. De mes cours de français du collège et du lycée, j’avais retenu que la plupart des histoires d’amour étaient mauvaises, et qu’elles auraient bénéficié de l’existence des thérapies conjugales, sinon du divorce.) L’image était mièvre, mais d’une certaine façon elle me captivait, comme si son aura se confondait avec celle de la nuit où elle était née. Et, parce qu’elle me captivait, elle prenait le pas sur toutes les réflexions métaphysiques qui l’avaient précédée, alors même qu’elle n’aurait dû en être qu’un appendice.

    Mais c’est que la mémoire est un stylo capricieux : incapable de garder la trace de tous les détours de notre esprit, elle se contente d’imprimer de façon aléatoire les sujets importants à côté des détails futiles – ignorant tantôt les uns et tantôt les autres...

    2. »

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