• 2.

    J’étais fasciné par les stylos, par le fonctionnement même de l’objet, qui laissait des traces dès lors que l’on daignait le mettre en contact avec du papier. Il est vrai que le contact est souvent l’événement le plus propice, si ce n’est le seul, à laisser des traces : les accidents de voitures en sont un exemple facile. Tant qu’une voiture n’emboutit pas quelque chose, ou n’est pas emboutie par quelque chose, il n’y a pas d’accident. Les problèmes commencent lorsqu’il y a contact (avec un platane, un passant, une autre voiture, le pied d’une falaise). Mais la plupart des contacts sont plus anodins que ceux des accidents de voiture ; ou tout du moins ils laissent des traces moins visibles. Et certaines de ces traces, si l’on ne fait pas attention à elles, si l’on ne suit pas leur sillage ou si l’on ne les raconte pas, se perdent à tout jamais... N’est-ce pas le dicton latin qui dit Verba volent, scripta manent ?

    Le dicton dit verba, mais en réalité il pourrait dire omnia ! Omnia volent ! Car tout ce qui n’est pas écrit finit par être oublié – il suffit d’un rien pour que les bâtiments partent en fumée !, dixit un vieux professeur de latin que j’avais eu au collège et qui ne semblait pas penser que les papyrus et les livres puissent être fragiles eux aussi. Ce n’était que plus tard qu’il m’était venu à l’esprit que la diatribe et les bras levés vers le plafond avaient peut-être pour seul but de nous introduire le mot omnia et la troisième déclinaison des noms neutres en latin. Mais je n’ai jamais réussi à me souvenir de mes déclinaisons, tandis qu’aujourd’hui encore je garde avec moi le souvenir de ses postures dramatiques chaque fois qu’il m’arrive de repenser au latin.

    Ainsi donc les stylos avaient le pouvoir de laisser des traces écrites, des traces destinées à rester (scripta manent). Cependant ce pouvoir d’écrire se perdait au milieu du reste, de tous les gribouillis qu’ils laissaient dans des coins de pages, des listes de courses, des mots calligraphiés au hasard, juste par loisir...

    J’aurais pu aimer les stylos par amour de l’écriture, ou par passion artistique : mais non. Entre le mémorable et l’insignifiant, il était évident que j’avais pris parti pour ce dernier camp. Dès mes premières leçons d’écriture à l’école, je ne pouvais pas m’empêcher de tracer des lignes vagues, des boucles, des carrés mal formés, tout et n’importe quoi dans la marge de mes cahiers. Je n’étais pourtant pas insensible aux réprimandes que cela m’apportait, mais c’était plus fort que moi : si l’on me laissait une minute sans rien faire avec un stylo, alors j’étais pris de l’irrépressible envie de tester son fonctionnement. La pointe sur le papier... Et la trace fidèle, toujours au rendez-vous (du moins pour les bons stylos), qui conservait exactement le chemin parcouru. Là où la trace d’un doigt ou d’un bâton serait restée invisible... Il y avait quelque chose de presque magique dedans, quelque chose que je comprenais très bien rationnellement, mais qui continuait à me fasciner plus qu’une technique de science-fiction.

    Le processus me fascinait même plus que son résultat. Je me fichais de dessiner quoi que ce soit de joli, ni même de tracer des motifs réguliers – pour avoir parfois essayé, il me semble même que j’en étais strictement incapable. La pratique, par ailleurs, ne m’avait donné ni l’envie ni le talent pour dessiner vraiment. J’étais un gribouilleur qui ne savait pas dessiner, à l’inverse de la plupart des gens qui persistent à griffonner sur leurs cahiers passé la 6ème.

    Je n’étais pourtant jamais loin des artistes. En primaire, le seul ami que je m’étais vraiment fait, un dénommé Émilien, était capable de reproduire n’importe quel motif à la perfection. C’était même sa spécialité que de recopier tout ce qu’il trouvait dans les innombrables magazines auxquels ses parents l’avaient abonnés : en CE1, il avait ainsi constitué un véritable catalogue d’armures de chevaliers dans son cahier de dessins, une passion héritée d’Arkéo Junior ; en CE2, il s’était pris d’une passion pour les hiéroglyphes et tous les motifs égyptiens possibles et imaginables (Arkéo Junior encore) ; en CM1, il traça à la craie, et avec une précision de génie, une carte du monde dans un coin de notre cour de récréation (Géo Ado cette fois-ci) ; en CM2, je le vis dessiner des squelettes plus vrais que nature, reproduits directement depuis Sciences & Vie Junior. Mais ses parents l’inscrivirent dans un collège privé, et je n’eus plus de nouvelles de ses lubies graphiques pendant de nombreuses années. Ce ne fut que trente ans plus tard que je tombai par hasard sur une de ses BD dans un journal d’actualité, apprenant ainsi qu’il s’était spécialisé dans l’humour géopolitique.

    Au collège, je me liai d’amitié avec une Manon passionnée d’aquarelle, qui déménagea au milieu de la 5ème et qui devint plus tard graphiste-illustratrice, si j’en crois les réseaux sociaux (graphiste-illustratrice de quoi cependant, je ne l’ai jamais vraiment su). Puis je rencontrai Liz en 4ème, qui ne pouvait s’empêcher de dessiner des personnages et des créatures dans toutes les marges de ses cahiers. Liz devint ma meilleure amie au bout de quelques semaines, et autrice de romans graphiques un certain nombre d’années plus tard, me menant à cette conclusion : certes, je n’étais pas doué pour dessiner, mais j’avais un talent indéniable pour trouver ceux qui l’étaient.

    Qu’étais-je devenu chargé d’urbanisation ! Nul doute que si j’avais tenté de devenir éditeur de BD et de romans graphiques, j’aurais pu avoir une carrière brillante. Les jours de vide, je serais allé m’asseoir à un café ou à un bar, pour discuter avec les gens... Et voilà comment j’aurais trouvé mes futurs auteurs et mes futures autrices ! J’aurais même pu fonder ma propre maison d’édition. Talents BD, ou n’importe quel nom générique – ou bien quelque chose d’un peu original, Les Volcans Fleuris, que sais-je encore. Les Stylotants. Et sur le site de la boîte, à la page Manuscrits, j’aurais écrit : Inutile de nous envoyer vos manuscrits. Nous trouvons nos auteurs et autrices nous-mêmes ! Et une photo d’un cappuccino. Les initiés auraient compris.

    Mais voilà, j’étais aussi doué pour choisir mes plans de carrière que pour dessiner. Au demeurant, je ne crois pas avoir déjà regretté mes choix de vie : je n’ai jamais eu la carrure pour les aventures, et ma tranquillité bien rangée m’a toujours convenue. Contrairement aux artistes, cela ne me posait pas de problème de laisser des traces insignifiantes derrière moi.

    « 1.3. »

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