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6.
Pendant très longtemps, je me souvins de cette seconde conversation comme séparée de celle de la veille, comme si les deux s’étaient tenues à plusieurs années d’écart, ou même dans des lieux complètement différents. Je ne pensais jamais aux deux en même temps, ou jamais avec l’idée qu’elles puissent avoir été liées par phénomène de causalité (le sujet de la première ayant été à l’origine du contexte de la seconde). Cette erreur de ma mémoire, qui se trouva corrigée lorsque plus tard je rouvris le fameux livre de chronophotographies, était d’autant plus ironique que les deux discussions pointaient précisément dans la même direction. Mais évidemment, à l’époque, je n’avais pas encore eu le temps de le réaliser : l’histoire des traces imaginaires n’avait été qu’un exercice d’imagination comme un autre, que les découvertes du lendemain avaient totalement dépassé.
Des années plus tard, j’avais demandé à Liz si nous pouvions regarder des archives de ses dessins. Curieuse elle aussi, elle avait été fouiller ses cartons pour retrouver d’anciens portfolios, des books, des carnets et des pochettes entières de feuilles volantes, puis elle avait sorti des disques durs aux dossiers épars. Je n’ai jamais pensé à organiser tout ça, tu sais, à part pour tout ce qui était professionnel, et puis les portraits, mais ce n’est pas ça que tu veux, j’imagine...
Bien entendu, sur des décennies de dessin, l’évolution était évidente, et je pouvais même distinguer des phases. Mais toutes les images, qu’il s’agisse de croquis, de peintures, de dessins digitaux ou d’autres choses encore, toutes avaient un point commun : elles portaient la trace du style de Liz. Il y avait quelque chose de diffus, que je n’identifiais pas tout à fait, mais qui semblait la trahir un peu partout, et qui donnait une sorte d’unité à l’ensemble.
Tout pourtant séparait les croquis de ses 18 ans de ses tableaux les plus récents. (Sur le tard, Liz s’était découvert une passion pour la peinture au doigt. Cette passion n’était pas destinée à durer plus de quelques mois ou années, évidemment, mais à l’époque, cette nouvelle pratique faisait figure de révolution dans sa vie artistique personnelle.) Mais en les comparant avec les photos que j’avais prises des gribouillis de Liz dans le livre de chronophotographie, et que j’avais conservées dans mon portable, je pouvais l’attester avec certitude : il y avait plus de différence entre ces dessins et ceux qu’elle avait faits deux ans après à peine qu’entre ceux qu’elle avait faits à la sortie du lycée et ceux qu’elle venait de faire. Certes, les premiers semblaient encore un peu maladroits, tous deux étaient faits au stylo-bille, tandis que les œuvres de Liz les plus récentes démontraient une assurance qui ne se questionnait plus... Mais ce n’était pas pareil.
C’était une question de style, c’était indéniable. Mais ce qui définissait vraiment ce style, c’était encore un autre sujet... Je partageai mon observation avec Liz, qui sourit en se penchant sur mes photos. Tu as raison... Je crois que c’est la façon que j’ai de dessiner mes personnages, regarde, là, j’étais plus anguleuse à l’époque je pense... Ah, non, regarde, là aussi j’ai fait une demoiselle anguleuse. Je crois que je devais revenir de mon voyage en Australie, tu te souviens ? (C’était une quinzaine d’années plus tôt.) Bon, je te concède que ça me ressemble toujours, ça doit être une autre feature j’imagine du coup... Je crois que j’ai toujours été un peu nulle pour théoriser sur le dessin...
Nous défilions parmi les pochettes, d’années en années, d’hypothèses en hypothèses. La façon de dessiner la mâchoire, l’angle des os, la géométrie des silhouettes, les clavicules, la taille des bustes en proportion des jambes... Il y avait des exceptions à tout, évidemment. À force de regarder, nous en finissions même par oublier ce à quoi devait ressembler un personnage. Tout se brouillait. Pourtant, il me suffisait d’aller prendre l’air et de revenir pour faire systématiquement le même constat : au premier coup d’œil (avant même que je puisse me questionner sur ce qui était vraiment représenté), je pouvais identifier le style de Liz.
La pensée était aussi fascinante qu’elle me dérangeait. Je prenais le style pour une facilité intellectuelle, une façon de renoncer à expliquer vraiment ce qui était la caractéristique propre de chaque image. Il faut dire, aussi, qu’il s’agissait là d’une abstraction : car si j’y pensais vraiment, en réalité, le style était quelque chose qui n’existait pas. Les dessins de Liz n’étaient rien d’autre que la trace de son encre (ou sa peinture, ou ses coups de stylo digital) sur du papier. Factuellement, n’importe qui doté du talent technique aurait pu faire les dessins de Liz exactement comme elle les faisait ; et elle-même aurait pu tout à fait dessiner autrement. Comment était-ce possible de décréter qu’il y avait plus de similarité entre des œuvres que tout séparait (matériel, sujet, expérience technique) qu’entre des œuvres qui devaient se ressembler mais qui avaient simplement été dessinées par deux personnes différentes ? Parler de style, c’était comme souscrire à l’existence d’un génie invisible qui aurait hanté les traits de Liz et les aurait vernis d’une aura secrète. Ou bien il était possible de nommer les points communs entre tous les dessins de Liz, ou bien ce qu’on appelait style n’était qu’un tour de passe-passe pour justifier une unité qui n’existait que dans nos têtes.
Et pourtant, ce style était identifiable d’instinct. Alors, à défaut d’autre explication rationnelle, je finis par demander à Liz : tu penses que tes dessins seraient devenus différents, s’il n’y avait pas eu Rosa ? Elle n’hésita pas. Non, c’est évident. (En regardant tous les dessins autour de nous, c’était évident, bien sûr.) Mais je m’entêtai : peut-être que c’est juste parce qu’à ce moment, tu t’es mise à dessiner beaucoup plus, alors tu as progressé... Cela n’expliquait évidemment pas pourquoi le progrès des années suivantes n’était pas parvenu à changer son style, mais je tus cette dernière idée. Liz s’entêta toutefois. Non, ça ne veut rien dire, ça. Et puis, je dessinais déjà pas mal depuis le début du lycée aussi, alors...
Mais son esprit était ailleurs, d’un coup. Elle se pencha sur son sac-bandoulière qui traînait par terre, et elle en sortit la pochette qu’elle trimballait toujours avec elle. Tiens, tu veux voir un portrait que j’ai fait ce matin ? C’était une cascade de chevelure d’où jaillissaient deux bras qui s’étiraient. J’étais à peu près certain d’avoir déjà vu des portraits semblables, des années plus tôt, mais je ne dis rien. À la place, je remarquai : en fait, le point commun de tous tes dessins, c’est qu’il y a des gens partout ! Liz fronça le nez et les sourcils. J’avais visiblement un peu trop raison. Mais ça m’agace, les paysages vides, ou les objets sans vie... Ce qui compte, c’est ce qu’on habite, ce qu’on fait avec tout ça ! Sans interaction, il n’y a pas d’histoire, rien, ça ne m’intéresse pas. Tout commence avec les gens, avec les traces qu’elles peuvent laisser...
Pendant qu’elle s’emballait sur le sujet, nous avions commencé à ranger tous les dessins que nous avions sortis. Soudain, nous tombâmes sur une espèce d’affiche, où Liz avait crayonné un paysage de montagne mexicaine, au creux desquelles se nichaient quelques nuages bouclés. Pas de trace de personnage où que ce soit. Le style de Liz était pourtant parfaitement reconnaissable. Quelque chose dans la façon de tracer les veines terrestres, encore...
Au bout de quelques instants, le visage de Liz s’éclaira. Tu vois, j’ai raison ! Ce n’est pas parce que je dessine des personnages, c’est juste la trace de Rosa qui vient s’inscrire partout... Et, satisfaite d’elle-même, elle entreprit de rouler l’affiche pour la mettre dans son sac.
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