• 5.

    Le lendemain de la conversation sur les traces imaginaires, j’avais ressorti un livre de chronophotographie que Liz m’avait offert pour mes 16 ans. À la page de garde, au stylo-bille, y était inscrit : Joyeux anniversaire ! Ça devrait nous donner des idées pour notre super-projet de roman-photos dessinées ! Et la traditionnelle signature : La bise, Liz. Liz aimait autant l’expression la bise qu’elle haïssait les bises. (De façon générale, Liz aimait beaucoup d’expressions au mépris de ce qu’elles signifiaient. Sa détermination à utiliser le terme de fiancée plutôt que celui de copine, par exemple, n’avait jamais eu d’égale que sa détermination à ne jamais se marier.)

    Évidemment, le super-projet de roman-photos dessinées n’avait jamais abouti. Il n’avait même pas dû aller très loin, puisque je n’avais aucun souvenir du scénario qui y avait été associé. Je me souvenais seulement, maintenant que je retombais dessus, qu’à l’époque Liz s’était mise en tête de faire un projet avec moi, où je prendrais des photos, où elle dessinerait un monde magique par-dessus, et où nous écririons ensemble une histoire. Après quatre ans à me fréquenter, elle ne parvenait plus à se faire à l’idée que je puisse ne pas avoir une once d’artiste en moi. Alors, quand à une exposition de musée où nous avions été avec notre classe de 2de elle m’avait vu m’éterniser devant des modèles de chronophotographie, elle avait décrété que c’était là le début de notre aventure artistique.

    Je ne devins jamais artiste-photographe, mais les chronophotographies présentées dans le livre de Liz me fascinèrent pendant plusieurs mois. Des années après, je me souvenais encore avec précision de bon nombre de ces images. Le principe comme le rendu de la chronophotographie me paraissaient aussi magiques que les traces des stylos. C’était l’énumération des positions successives d’un mouvement, en une trace unique...

    L’idée revenait encore. Il n’y avait plus grand-chose à discuter sur le sujet, pourtant. À la place, suivant un conseil qui m’avait été donné des années plus tôt, je réouvris la conversation avec les photos du livre. La majorité d’entre elles reconstituaient des mouvements de sportifs, et la danse et la gymnastique y étaient bien représentées. (Des années plus tôt, avec la même amie, je m’étais servi du même livre pour apprendre des noms de pas de danses. Cette fois-ci, nous ne regardions plus le contenu des images, mais leur façon de montrer les choses.) Il y avait aussi des animaux, des bonds de dauphins et de léopards, ainsi que des objets en plein vol ou en pleine chute, tout un tas d’images qui n’avaient rien à voir les unes avec les autres, hormis pour le fait de représenter quelque chose qui bougeait dans l’espace.

    Je m’apprêtais à lui demander ce qu’elle aurait voulu chronophotographier, si elle le pouvait, quand elle attira mon attention sur un dessin dans un coin de page. C’est toi qui as dessiné ça ? Je me penchai sur le dessin en question, une esquisse de dame en robe de cour, version Versailles. Non, ça c’est Liz. Il n’y a qu’elle pour aimer les stylos-billes ! Moi, j’ai toujours préféré les stylo-plumes, avec leur trace encrée... Mais tous les autres dessins sont d’elle aussi, là. Il y avait, évidemment, comme dans tous les livres de l’époque, des graffitis de Liz un peu partout, y compris sur certaines chronophotographies, sur lesquelles quelques traits suffisaient parfois à changer l’atmosphère. (De la 3ème à la Terminale, Liz avait eu, en lieu et place de la traditionnelle crise d’adolescence, une passion rebelle qui consistait à dessiner sur tous les livres qu’elle avait, les miens aussi par conséquent. Pendant des siècles on a tenu les églises pour des bâtiments sacrés, et regarde ce que ça devient ! De vieux trucs de pierre croupissants ! Si c’est pour que les livres deviennent pareil, laisse tomber. C’est du papier, je ne vois pas au nom de quoi je me priverais... Et puis elle répétait, satisfaite d’elle-même : il n’y a rien de sacré ! Ce n’était qu’avec le recul que je m’étais dit que nos cours de français et de latin avaient peut-être laissé plus de traces chez elle que je ne l’avais cru.)

    Tu es sûr ? Je ne l’ai jamais vue dessiner comme ça ! Je me penchai à nouveau sur le dessin. C’était bien un dessin de Liz, je n’avais pas de doute là-dessus, mais ça ne ressemblait effectivement pas à sa façon de dessiner. Je t’assure que c’est elle. Je crois qu’elle essayait de représenter une meuf de la Princesse de Clèves, la duchesse, tu sais, parce qu’on avait ça au programme à cette époque-là... Ça ne répondait pas à la question toutefois.

    Il me fallut encore plusieurs secondes pour mettre le doigt sur ce qui manquait au dessin. C’était une façon de faire l’angle du visage, ou bien quelque chose dans la posture... C’était un dessin de septembre ou d’octobre de notre année de 1ère. C’était avant qu’elle ne rencontre Rosa. C’était comme ça qu’elle dessinait, avant. Il n’y avait pas besoin de plus d’explication.

    L’idée des traces imaginaires avait soudain disparu de mes préoccupations. Je me mis à faire défiler les pages pour scruter les dessins de plus près. D’un coup, je réalisai deux choses. La première était qu’il y avait, contrairement à ma croyance, des dessins au stylo-plume, ce qui voulait dire que j’avais bel et bien tenté de dessiner à un moment de ma vie. La deuxième, majeure, était qu’aucun des dessins de Liz ne ressemblait aux dessins de Liz.

    Mais je savais aussi, par reconstitution chronologique, qu’il s’agissait là des derniers dessins de Liz qui ne ressemblaient pas aux dessins de Liz. Sans le savoir, en croyant griffonner ce qui lui passait par la tête, elle avait laissé dans ce livre des traces (peut-être les seules qui existassent encore !) des dernières semaines avant que sa vie ne bascule à ses yeux – de façon suffisamment radicale pour que n’importe qui la connaissant puisse, des décennies plus tard, tomber sur ces traces et dire : ça ne ressemble pas à Liz. D’un coup, les croquis cessaient d’être anodins, comme s’ils portaient en eux la prophétie du changement à venir – le mystère que nous ignorions tous à l’époque, que nous ne découvririons qu’a posteriori, après l’avoir résolu.

    « 4.6. »

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