• 7.

    Je me suis parfois demandé, après coup, la raison exacte pour laquelle je pensais que le style de Liz était né en même temps que sa rencontre avec Rosa. Bien entendu, l'affirmation ne sortait pas de nulle part, mes observations en étaient la preuve ; et toutes les personnes que j'ai connues qui ont rencontré Liz et Rosa pouvaient confirmer qu'il y avait quelque chose qui évoquait Rosa dans les dessins de Liz. (Quoi en revanche, personne ne parvenait à se mettre d'accord dessus, sans même parler de savoir le nommer vraiment. Seule Liz semblait ravie de l'idée d'un je-ne-sais-quoi.) Mais comme Rosa le répétait parfois en d'autres occasions, corrélation ne veut pas dire causalité. Était-ce Rosa que je reconnaissais dans les dessins de Liz, ou bien les dessins de Liz que je reconnaissais dans Rosa ? Les deux n'étaient de toute façon jamais loin l'un de l'autre, et, puisque cela faisait des décennies que j'étais exposé au deux, bon gré (aux dessins de Liz) mal gré (à Rosa), je ne pouvais exclure que la similarité n'opérât en sens inverse.

    J'avais entendu parler de Rosa pour la première fois de ma vie trois semaines après notre rentrée en 1ère. Liz venait de me rejoindre en cours de français, et elle m'annonça tout de go : je viens de rencontrer la plus belle meuf du monde ! C'était une Terminale S, qui était dans la même option d'arts plastiques qu'elle. Une meuf à fractales ! Liz ne savait pas vraiment comment la décrire. Elle ne savait pas même son prénom, à vrai dire. (Quoique je doive admettre que je n'aie, moi non plus, jamais su le vrai prénom de Rosa. Mais Rosa, à l'image de sa beauté dixit Liz, était une espèce de mystère. Je n'ai jamais connu personne, pas même Liz, qui n'ait pas ignoré une chose essentielle à son sujet.)

    J'avais droit à des images en vrac. C'était comme une grande dame. Des épaules osseuses, mais de façon élégante, tu comprends. De longs cheveux blonds, des boucles sans fin. Un truc avec les yeux. Elle portait une jupe. (Détail fascinant pour Liz qui refusait strictement d'en porter.) C'était dans la façon de se tenir, peut-être. Ou alors de tenir son crayon quand elle dessinait. Liz partait dans toutes les comparaisons possibles, aussi : c'était une fée, ou une princesse exilée. Elle ressemblait à tel personnage de manga, ou tel autre, ou tel autre. Plusieurs fois au milieu de ses chuchotements précipités, Liz s'était arrêtée pour me dire : attends, je vais te la dessiner, tu verras. Et puis elle s'était interrompue : non, je ne peux pas, ça ne rendrait jamais assez bien. C'est l'aura, c'est pas dessinable ça ! Elle repartait de nouveau.

    Deux jours après, et un nombre conséquent d'emballements plus tard, il devint évident que la lubie était destinée à durer. C'était que Liz n'affrontait pas seulement les affres du crush amoureux : elle était aussi confrontée à l'échec inhérent à toute description. Car même dans l'hypothèse où elle aurait su trouver les mots justes, les mots qui correspondaient à l'impression que la meuf à fractales avait laissée sur elle, ces mots n'auraient pas suffi à ce que moi je puisse me la représenter avec exactitude. Les descriptions ne marchent jamais aussi bien que pour les gens qui savent de quoi on leur parle. Pour les autres, ce ne sont jamais que des énumérations abstraites d'adjectifs et de références culturelles, desquelles on ne retient en général que la moitié, et qui ne donnent jamais lieu au plus qu'à une représentation floue, à l'image des personnages de nos rêves lorsqu'on s'en souvient au réveil. La réalité est ensuite quasi-toujours surprenante, et parfois même décevante. (Rosa devait en être un exemple flagrant.)

    Cette impossibilité propre à la description était d'autant plus frustrante pour Liz qu'elle se refusait strictement à utiliser le medium qui était le sien par excellence (le dessin au stylo-bille), et qu'elle se retrouvait donc contrainte de passer par un autre qu'elle ne maîtrisait qu'à moitié (les mots). Elle n'avait jamais formalisé ce qu'elle voyait, se contentant de reproduire sans réfléchir les formes, ombres et lumières qui lui passaient sous les yeux. Mais d'un coup la représentation picturale lui semblait être insuffisante, pire, un sacrilège, et les mots ne lui venaient pas. Alors elle partait en élucubrations sur tout et n'importe quoi, le caractère qu'elle pouvait supposer à une apparence, des histoires fantastiques, tous les personnages de sa saga dont elle s'était dit qu'elle aurait voulu qu'ils ressemblent à la meuf à fractale, pour une raison ou pour une autre. Mais toutes ces inventions ne parvenaient encore pas à combler l'écart qu'elle voyait entre ce qu'elle disait et la réalité, alors elle s'irritait sans le savoir.

    Elle scrutait toutes les têtes à la cantine, elle guettait dans tous les couloirs, mais rien n'y faisait, elle ne la retrouvait pas. Les choses allèrent de mal en pis lorsqu'elle me traîna, la semaine suivante,  au début de son cours d'arts plastiques, me faisant prétendre que j'hésitais à prendre cette option pour le bac (un mensonge comme un autre aux yeux de Liz, qui baragouina une histoire insensée au sujet de mon talent supposé pour la photographie). La meuf à fractale n'y était pas, pas plus que la composition artistique que Liz l'avait vue commencer la semaine d'avant.

    C'était comme si elle s'était évaporée sans laisser de traces.

    « 6.8. »

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